Le 26 août 1973, tombait en plein cœur de Paris, sous les balles d’un tueur professionnel jamais retrouvé, le docteur Outel Bono, figure emblématique de l’intelligentsia progressiste tchadienne.
Dans un Tchad où la première question qui saute à l’esprit quand on mentionne un personnage connu, est : « De quelle ethnie, de quelle région est-il issu ?», Bono avait réussi ce miracle de faire oublier ses origines. Son charisme, la hauteur de son propos, l’exemplarité de son comportement professionnel et social étaient tels qu’il ne venait à personne l’idée de se poser la question de son appartenance ethnique, régionale ou confessionnelle.
Beaucoup d’interrogations continuent à entourer l’assassinat d’Outel Bono, non seulement sur le plan de la mise en œuvre de la machination, mais également sur les véritables dessous politiques.
TROP DE MORTS ET DISPARITIONS NON ELUCIDÉES
Le pouvoir (Tombalbaye) tchadien de l’époque était logiquement le principal, sinon l’unique suspect dans l’assassinat du Dr Bono, mais en droit, cela n’en fait pas un coupable définitif ; et de toute façon, cette culpabilité serait établie que cela ne suffirait pas, car il faudra préciser les circonstances exactes et l’identité de tous les acteurs, complices et témoins. Les responsabilités de la justice et des services spéciaux français devront être rappelées.
Beaucoup de pays africains ont été traumatisés par la liquidation criminelle de personnalités illustres : Patrice Lumumba, Ernest Ouandié, Sankara. Certains, à l’instar de Bono ont été assassinés en Europe : Félix-Rolland Moumié, Mehdi Ben Barka, Dulcie September, pour ne citer que ceux-là.
Le Tchad occupe sur ce plan une place de premier plan, tant l’ensemble des régimes qui se sont succédés depuis l’indépendance ont chacun allongé la liste des crimes à visage découvert, aussi bien que celle des disparitions mystérieuses et des morts non-clarifiées.
Citons à titre d’exemple :
Sous le régime du président Tombalbaye: Jean Baptiste, Silas Sélingar, Daniel Béguy, André Mougnan, Hisseine Guiagoussou, Adji Kosséï, Mahamat Camara et les dizaines de cadres civils et militaires, hommes d’église, etc. liquidés dans la dernière phase, pendant la «Révolution culturelle» ; sans parler de la politique de la terre brûlée pour contrer l’insurrection du Frolinat.
Le régime du CSM (Conseil Supérieur Militaire), qui avait renversé Tombalbaye, et son avatar le Gouvernement d’Union, formé avec le CCFAN, plongea le pays dans l’effroyable guerre civile de 1979, avec un nombre indéterminé de victimes civiles (sans doute plusieurs dizaines de milliers).
Le GUNT (Gouvernement d’Union Nationale de Transition) ne fut pas en reste. Le partage du territoire entre les tendances politico-militaires et l’encombrante présence militaire libyenne, instaurèrent l’anarchie et la « justice » sommaire des petits seigneurs de guerre, avec leur lot d’exactions sanglantes contre les populations et de morts non élucidées : Le Cheikh Adam Barka, Brahim Youssouf, Lieutenant Mahmoud Haggar. Sans compter l’absurde carnage de la guerre dite des « neuf mois », entre les frères ennemis du Frolinat, qui engloutît la fine fleur de ce mouvement, et transforma N’Djamena en un champ de ruines et de charniers à ciel ouvert.
Le régime de Habré devait battre tous les records en matière de mépris de la vie humaine, en banalisant les arrestations extrajudiciaires, les conditions carcérales atroces, la torture, les exécutions massives de prisonniers de guerre, et les punitions collectives. Et on ne compte pas le nombre de cadres ou simples civils, pris dans les zones de combats, ou arrêtés par la police politique (DDS) et qui ont disparu sans explication : Dr Noukouri Goukouni, Galmaye Youssoubo, Ahmat Issa, Mahamat Nour Adam Barka, Lawane Hassane Filédjé, les journaliste Ramadan Matha Ben Matha, Saleh Gaba et Akhali Mahamat Makka, les commandants Galiam et Derring, Ahmed Lamine, Ahmed Dadji, etc. Les souvenirs de Septembre Noir (1984), de la répression massive au Guéra (1987) et en pays Zaghawa (1989/90), font encore frémir aujourd’hui.
Le régime actuel du MPS (Mouvement Patriotique du salut), qui a recyclé la quasi-totalité des tortionnaires de son prédécesseur -à commencer par le général Déby Itno lui-même, qui fut au sommet des appareils militaires et sécuritaires- est encore moins excusable. En effet, il avait bénéficié à son arrivée, de toutes les conditions internes et externes pour instaurer une réconciliation définitive et jeter les bases d’un Etat de droit.
Malheureusement, ne tirant aucune leçons des douloureuses expériences passées, il cumula à lui seul, les tares de chaque régime précédent, dans tous les domaines de la gestion. Pour ces qui est des liquidations extra-légales, les cas du commandant Demtita Ngarbaroum, Me Joseph Behidi, Mamadou Bisso, le colonel Abbas Koty, Bichara Digui, Youssouf Togoïmi, Ibni Oumar Mahamat Saleh, etc. sont les plus médiatisés, mais, là aussi, c’est par milliers que se comptent les victimes, en particulier lors de la rafle de Maïduguri (1992), ainsi que lors des massacres punitifs visant des communautés nationales particulières (Hadjeraï, Ouaddaïens, Tama, etc.)
Il faudra un jour dissiper toutes ces zones d’ombres entourant les assassinats politiques, les campagnes de répressions indiscriminées, les disparitions et les morts mystérieuses, et clarifier cette frontière très brouillée entre les décès naturels ou accidentels et les crimes planifiés ; mettre en lumière les détails exacts des circonstances de ces morts, et quand c’est possible, déterminer les lieux d’ensevelissement. Cela permettra à la mémoire collective tchadienne de retrouver son équilibre, et surtout, aux familles concernées de faire leur travail de deuil, et à nous autres responsables et acteurs de procéder à une autocritique sincère, et de nous soumettre humblement au jugement du peuple et de l’Histoire, à l’exemple de l’admirable expérience sud-africaine (« Vérité et Réconciliation »).
Par Acheikh IBN-OUMAR. Première publication : 27 août 2013.