N’Djamena, le 18 mars 2024. Dans l’immense et somptueuse résidence du chef du gouvernement, en cet après-midi de canicule, Succès Masra reçoit pour la rupture du jeûne un invité spécial : le Général Kereinkeno, Chef d’État-Major de l’armée tchadienne, accompagné de quelques généraux. Pour ce dîner d’importance, les maîtres d’hôtel de la primature mettent les petits plats dans les grands : soupe d’agneau aux épices orientales, poisson braisé avec légumes et dessert exotique. En vedette, le plat favori du dictateur et de la nouvelle oligarchie : du pigeon finement et longuement assaisonné et sauté à l’ail. Tandis que la ville suffoque sous une chaleur torride et des conditions précaires fait de délestages d’eau et d’électricité, le salon du PM offre une oasis de fraîcheur à 17 degrés. Passé à table, et le copieux et délicieux repas aidant, le Général Abakar Abdelkerim Daoud se lâche et se confie : ses états et ses doutes (TchadOne y reviendra). En effet, Kereinkeno, à la santé fragile, revient d’un long déplacement médical entre l’Allemagne et l’Égypte. Il a été secoué par la mort de Yaya Dillo et sa mise à l’écart des activités du FIR (Force d’Intervention Rapide). Succès Masra le rassure et lui lance même : « Sans toi et ton courage de prendre tes responsabilités après la mort du Maréchal, le pays se serait effondré (sic). J’ai un ambitieux projet de réforme de l’armée ». Kereinkeno, qui se sait en sursis avec Kaka, ne pourrait qu’être sensible à ces mots.
Mais derrière cette façade de convivialité se trament des manœuvres insidieuses. Informé de son invitation chez le Premier ministre, Kereinkeno a averti Kaka, qui est tenu parallèlement informé en temps réel par ses agents infiltrés dans l’entourage de Masra. Paranoïaque, Kaka a toujours curieusement des moyens de redondance au sein même des organes de renseignement. Cependant, cela n’empêche pas Masra de courtiser d’autres généraux, distribuant même des enveloppes et des colis à certains. La stratégie du pouvoir est de cloisonner Masra autour d’un cercle politico-militaire pour deux raisons stratégiques : l’empêcher de s’approcher des cadres qui promeuvent la rupture et surtout pouvoir parler à toute l’armée, la masse des soldats qui ont toujours été sensibles au discours de « Transformation » . À la fin de la discussion, Kereinkeno lance à Succès Masra : « Madina takhadim adil wa ? ». Réponse du PM : « Elle est brillante et se débrouille très bien même mon Général. Biney da intelligente marawaid ». Madina ? En effet, Succès Masra a fait recruter la jeune fille de 22 ans du CEMGA au poste de chef de service informatique à la primature. Une pratique d’ascenseur propre au système MPS loin des promesses de recrutement de cadres en ligne sur la base des compétences et qui a donné tant d’espoir à la jeunesse tchadienne. Mais est-ce le prix à payer pour survivre dans le marigot politique de la junte ? L’histoire le dira.
Le double salto de Kaka dans le repositionnement des cadres Transformateurs dans les institutions
En janvier 2024, le président des Transformateurs envoie la liste des cadres du parti à intégrer aux grandes institutions : ANGE, Conseil Constitutionnel, CNT etc. L’objectif du MPS était double : détecter tous les cadres « cachés » des Transformateurs, décomplexés depuis le retour du PM, et aussi user Succès Masra par des promesses fallacieuses. Pour le Conseil Constitutionnel, Succès Masra envoie le nom d’un certain Mathieu Guibolofanga pour le compte du parti. Mais Succès Masra sait que la plupart des cadres non affiliés officiellement au parti ont été retournés par le dictateur. Quand la proposition a été faite à M. Guibolofanga par le PM, ce dernier tergiverse avant d’envoyer l’intégralité de leurs échanges à… Kaka. Dans des échanges entre le PM et le chef de la junte recoupés par des sources TchadOne, Succès Masra envoie le nom d’un autre cadre à Kaka pour le Conseil Constitutionnel. Mais le dictateur fait fi et répond : « Trop tard, le décret a été signé ! » À l’ANGE (organe chargé de l’organisation des élections), les choses se passent tout autrement. Succès Masra arrive à placer un ex-transfuge de l’UNDR qui rode dans le système au poste de rapporteur. Même si Ousmane Houzibé fait des comptes rendus réguliers à Kaka, fera-t-il le poids face à la machinerie de fraude et des dinosaures du MPS ? Une source politique à N’Djamena contactée par TchadOne pointe un autre problème et non des moindres : « Ousmane Houzibé est un farceur et surtout, un homme sans convictions très attaché au matériel. Kaka et ses sbires en sont conscients. SM aurait dû miser sur la formation des cadres par le bas comme le faisait PAHIMI PADACKE Albert. Ces cooptations mimant les pratiques du MPS sont vouées à l’échec. Qui plus est, c’est en contradiction totale avec l’ADN du parti du peuple et de la jeunesse éduquée ».
Les petites attentions font-elles les grands sentiments en politique ?
Février 2024. À N’Djamena, Limane Mahamat, le ministre de l’administration du territoire, est évacué à Paris pour des soucis de santé. Succès Masra ordonne au trésor de débloquer 25 millions de FCFA, soit 40 000 euros, pour les consultations du tout-puissant ministre de l’Intérieur. Dans un pays où la majorité de la population manque du nécessaire pour les soins de base, de telles pratiques auraient fait scandale. En échange de cette petite attention, Limane Mahamat donne carrément tout le fichier électoral au Premier Ministre. Mais quel est l’intérêt d’un tel document résumé à un fichier Excel qui pourrait être obtenu par d’autres moyens ? Alors que tout le processus du code électoral aux administrations locales de l’ANGE en province est parasité par le MPS ? Plus grave, ce « cadeau » risque d’être un piège. Selon deux sources TchadOne, le fichier « officiel » serait en grande partie manipulé. Le pouvoir gardant au frais un « fichier miroir » avec des milliers de voix fictives. Encore une fois, la stratégie du Premier ministre et le chantre de la « rupture » questionnent. Toute la stratégie autour d’une élection dont les enjeux sont existentiels pour le pays et le parti ne doit être résumée à ces combines administratives et politiciennes.
« Quand il faudra dessiner les horizons nouveaux ne jamais oublier le chemin parcouru »
Un opposant en exil résume le risque et le défi : « Le système risque de transformer Masra s’il ne prend garde. » Le président des Transformateurs doit revenir à la ligne directrice du Parti et surtout aux fondamentaux de la politique : le rapport de force et l’intérêt pour les aspirations profondes au changement de la majorité. Les combines et les concessions du pouvoir sont des pièges mortels. Plus que tout, le parti ne doit pas s’affaiblir sous le poids de cette cohabitation. Il doit exister et avoir un discours de rupture en dehors de cette alliance de circonstance. Exemple contemporain et d’actualité : Le PASTEF, qui a survécu à sa dissolution et a l’emprisonnement de ses principaux leaders et est aujourd’hui au sommet de l’Etat. D’autres hommes d’autres mœurs politiques certes, mais les trois dernières années ont montré que les jeunes tchadiens comme sénégalais ont payé de leur vie et de leur engagement une farouche soif de changement systémique.
Correspondance particulière de TchadOne à N’Djamena avec la rédaction à Paris.